Édito

Apprendre

Apprendre et désapprendre, coder et décoder : quatre actes fondateurs pour le festival et l’académie de l’Ircam, pour le Forum Vertigo et l’exposition pluridisciplinaire du Centre Pompidou. Apprentissage entre vivants et machines, apprentissage profond et non supervisé dans l’informatique, désapprentissage des acquis, l’intrigue de ManiFeste-2018 se joue entre l’intelligence humaine et l’algorithme.

« Apprendre », le concept appartient pleinement à l’intelligence artificielle qui suscite aujourd’hui tant de fantasmagories massives et opposées, l’enthousiasme des apologues et l’effarement des détracteurs, adoptant tour à tour leur « désormais ». Plutôt que de refaire le procès apocalyptique d’une ère, la nôtre, le Forum Vertigo transforme la rhétorique figée d’une actualité en problème immanent à l’art et à la vie. Au cœur de Thinking Things de Georges Aperghis et du Frankenstein inspiré de Mary Shelley, la maîtrise et la perte de contrôle, deep learning et l’abandon profond. Une traversée des labyrinthes de l’apprentissage et de l’oubli créateur.

Apprendre ? Un glissement s’est opéré du maître savant au maître ignorant (le logiciel dans son état initial agnostique), du maître ignorant aux maîtres ignorés – les données massives exploitées par les entreprises du Net. L’essor de la créativité artificielle et de la générativité brouille la notion même d’auteur, son unicité et sa liberté. Présente dans les œuvres à plusieurs signatures, une intelligence collective pourrait-elle dépasser les affres de l’intelligence artificielle, le compagnonnage entre humains et machines remplaçant alors la dialectique verrouillée de la domination et de la servitude ?

Le code croise depuis longtemps l’imaginaire artistique, la musique précédant ici toutes les autres disciplines. Invention de l’électronique et de l’informatique musicale, primat du musical en vis-à-vis du scientifique, de Iannis Xenakis à Hèctor Parra aujourd’hui, exaltation de la démesure en regard du chiffre avec Stockhausen… la stimulation entre l’homme et le computationnel s’accélère avec la jeune génération de musiciens. Apprendre ? Le pari de l’académie renouvelée de l’Ircam est de solliciter le chercheur aux aguets plutôt que savant en tout, avec les ateliers de Rebecca Saunders et Franck Bedrossian, de Beat Furrer et Stefano Gervasoni, de Heiner Goebbels et Daniel Jeanneteau.

L’ultime scène de ManiFeste-2018 confiée aux jeunes musiciens de l’Ensemble européen ULYSSES, mêle l’apprentissage et le désapprentissage de toutes les habitudes contractées par l’interprète, l’un des enjeux centraux de l’œuvre de Helmut Lachenmann. Dans Musik mit Leonardo, le texte atomisé des Carnets de Léonard de Vinci vibre au travers de l’instrumentarium. Pas à pas nous avançons dans un paysage méditerranéen grandiose et tourmenté, la nature « imitant » l’art. S’il n’y a pas eu de brouillard sur la Tamise avant Turner, suivant l’expression heureuse d’Oscar Wilde, il n’y a pas eu d’éruption du Mongibello avant Zwei Gefühle. La voix du récitant déchiffre à tâtons le texte ou le code, en proie à deux émotions, Zwei Gefühle, due cosi : le désir de connaître et la peur d’avoir connu. L’intelligence n’est pas seulement la possibilité de simuler un monde, c’est la capacité à l’interrompre.

Frank Madlener, directeur de l'Ircam